Luce Turnier ou certitude et angoisse du véritable artiste- l’interview 2/2

Ici est le deuxième article consacré à l’artiste Luce Turnier. Dans le premier, je vous parlais de ma découverte de cette artiste qui s’est très tôt spécialisée dans l’art du collage.

Aujourd’hui, je retranscris une interview de Luce Turnier parue dans le journal « Le nouveau monde » le 08 Octobre 1978 . j’ai pris connaissance de cette interview, lors de ma visite de l’exposition Paris Noir au centre Pompidou. Voici l’interview:

Revenue s’installer définitivement au pays après une carrière qui s’est largement développée en France et aux Etats-unis, Luce Turnier n’est pas un peintre de dimanche.

Dotée d’une solide formation acquise tant en Haïti que dans les différentes capitales occidentales, fortement influencée par son dernier mari, le célèbre peintre Christian Lemesle, Luce Turnier arrive aujourd’hui à sa maturité d’artiste et de femme, riche d’inspiration et de maitrise technique, aussi pleine de l’assurance de son talent que de l’angoisse du véritable artiste.

« je me sens authentiquement haïtienne, dit-elle, et plus capable d’exprimer ce qu’est Haïti que n’importe qui ». Sa dernière exposition de collages à la galerie Marassa nous en a donné la preuve.

RETOUR

Le nouveau monde: Qu’est-ce qui vous a décidée à revenir au pays?

Luce TURNIER: C’est l’exposition que j’ai faite en 72 à l’institut français sous l’impulsion de Marie-José Gardère qui m’a stimulée pour revenir. Je n’étais pas rentrée en Haiti depuis 1960, uniquement pour des raisons pécuniaires, et cette nouvelle prise de contact avec mon pays a été déterminante. je suis revenue avec des croquis à partir desquels j’ai composé la nouvelle exposition que j’ai présentée en 1974: j’avais alors déjà décidé de rentrer. C’est chose faite depuis l’année dernière. ce sont évidemment des raisons picturales qui m’ont poussée à revenir: Ici, je suis fascinée par les paysannes. je sens tellement tout ce que je peux y mettre et puis, je vais m’inspirer des couleurs qui sont très spéciales en Haiti.

Le N.M. : Vous peigniez plutôt dans le style abstrait auparavant, allez-vous revenir au figuratif en Haïti?

Luce TURNIER: je suis venue à la figuration en 74 en venant ici parce qu’on a plus de facilité à avoir des modèles intéressants. Mais en 72, je ne faisais pas vraiment de l’abstrait, plutôt de l’organique car j’ai toujours été très attachée aux matériaux bruts. je n’ai jamais fait de la peinture purement intellectuelle, comme l’est souvent la peinture abstraite. je peins davantage avec mes yeux et ma sensibilité qu’avec mon intellect.

Ceci dit, j’ai toujours aussi beaucoup peint des portraits. c’est même la première chose que j’ai faite d’après nature: le portrait de mon frère lorsque j’avais 8 ans! j’ai eu également l’occasion de passer 6 semaines dans un asile de vieillards, en France: je faisais des portraits toute la journée, en 5 minutes. J’étais fascinée par ces visages âgés qui me rappelaient ma grand-mère que j’adorais. C’était en quelque sorte lui rendre hommage…Je suis d’ailleurs partie de cet asile avec des adresses de modèles. J’ai toujours cet amour morbide des vieillards.

Quant aux collages, j’en ai eu l’idée en 67 à une époque où j’ai du accepter un poste de secrétaire en France. j’avais été étonnée de voir à quel point étaient visuelles les formes qui apparaissaient sur le papier éponge que je mettais entre les feuilles ronéotypées. Aussitôt, je les ai collectionnées et, quand j’en ai eu la possibilité, j’ai quitté mon travail de dépannage pour me mettre à faire des collages avec mon papier de récupération. J’aime beaucoup cette technique qui m’est d’ailleurs très personnelle car, en Europe, on fait surtout des collages avec des photos. Moi, je peins mes propres morceaux de papier, me servant des instruments les plus variés pour obtenir l’impression dont j’ai besoin: cela va du peigne à la semelle de chaussure au dessin original! cela me permet de faire des essais de couleurs avant d’assembler et d’avoir un travail net et propre. C’est une technique plus souple que les techniques traditionnelles et cela ne change pas la valeur de l’œuvre. Ce ne sont pas les techniques qui sont décoratives, c’est l’esprit dans lequel on travail qui compte, la conception.

FEMME ET PEINTRE

Le N.M. : Est-ce que c’est plus dur d’être peintre pour une femme que pour un homme?

Luce TURNIER: D’une façon générale, oui car une femme a moins de temps à consacrer à la peinture, surtout si elle a des enfants. ce qui a été mon cas. C’est assez frustrant de s’adonner à des tâches ménagères quand une toile vous attend sur le chevalet! D’une façon générale, je trouve les femmes très courageuses, plus courageuse que les hommes, même si elles sont étouffées spirituellement et matériellement comme en Haïti.

En tout cas, à l’époque où j’ai commencé à peindre, il fallait être héroïque pour faire ce métier en Haïti quand on était une femme. Le barrage de la famille et de la bonne société était total. quand je suis rentrée au centre d’art, qui était dirigé à cet époque par Dewitt Peters, et où tous les intellectuels haïtiens aussi bien que ceux de passage se rencontraient, c’en était fini de ma réputation de jeune fille de bonne famille. Les haïtiens n’ont d’ailleurs pas voulu m’épouser parce que j’étais une femme libre de cet époque. Pourtant me famille, si elle n’a pas toujours approuvé ma conduite, m’a toujours soutenue et poussée à peindre. je me suis toujours sentie différente, douloureusement différente: j’ai souvent du mal à comprendre ce qui fait agir les gens…je crois que c’est l’angoisse de l’artiste!

L e N.M. : Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui voudrait se lancer dans votre carrière?

Luce TURNIER: D’abord, que la compétition, si elle est moins sévère ici, est énorme à l’étranger: en France, par exemple, sur 10000 peintres, il n’y en a que 400 qui vivent bien, les autres survivent grâce à des moyens qui n’ont pas toujours un lien direct avec la peinture. J’ai vécu 24 ans à Paris, je n’ai commencé à vendre qu’il y a quelques années quand j’ai eu des relations…

Ensuite, il faut se donner une discipline, peindre tous les jours systématiquement, même si on n’en a pas envie; on acquerra ainsi l’entrainement qui permettra de saisir l’inspiration au mieux quand elle se présentera. Il ne faut pas perdre la main. C’est désespérant…Je ne crois pas au professeur qui assomme ses élèves de théories; il faut dessiner le plus possible et regarder les autres peindre. C’est pourquoi il faut fréquenter le milieu artistique: j’ai beaucoup appris de peintres cubains comme Carlos Henriquez que Dewitt Peters avait invité au centre d’art et de ceux qui fréquentaient l’Académie de la Grande Chaumière à Paris.

Et puis, il faut avoir du courage et de la persévérance, même si le succès est long à venir. il y a forcément des hauts et des bas.

ET Maintenant

Le N.M : quels sont vos projets immédiats?

Luce TURNIER: Je vais peindre , peindre, peindre, voir des amis le soir…J’ai beaucoup de relations avec les autres peintres, je suis très flattée quand certains d’entre eux reviennent plusieurs fois voir une de mes expositions…Et puis, je vais continuer à faire des collages car je ne suis pas encore allée au bout de cette technique. je sais que les haïtiens hésitent encore à m’en acheter car ils pensent que ce n’est pas une technique durable, que les œuvres ont moins de valeur, alors que c’est faux: il n’y a pas de matériaux commerciaux ou pas. Rouault peignait bien sur du papier journal et le support reste…! Mais, de toute façon, je préfère moins bien vivre et faire ce que je veux….J’ai de bons amis, je suis patiente. j’ai eu des moments bien plus difficiles. et puis, je suis contente de me retrouver dans mon environnement naturel; il y a tout un climat que me retient ici et je me sens aussi très attirée par l’Amérique Latine, le Mexique, le Pérou où j’espère pouvoir bientôt me rendre.

Ceci dit, il et certain que le milieu Haïtien n’est pas un milieu stimulant pour peindre. Mais cela ne fait rien. Je vais en tirer un ferment pour moi.

B. DUPRAT

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